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By bf69 in Cul et Cult-ture on 9 December 2023 à 11:00
Historia de duobus amantibus
Le post d'aujourd'hui va être un peu différent des autres (de la série 'Cul et Cul-ture') qui chechent à montrer tous un rapport plus ou moins précis entre l'art, le sexe masculin et l'érotisme qui relie l'un à l'autre. Ce post-ci concerne une relation non pas homosexuelle mais hétérosexuelle, celle d'une maitresse et de son amant. D'autre part, certains des lecteurs jugerons que le document présenté est d'un érotisme bien discret - bien trop discret ! - Conclusion à tirer : ce post n'aurait rien à faire dans un blog qui se veut plutôt coquin (quel euphémisme !) et à orientation gay...
Je ne vais pas m'excuser pour autant mais il me faut tout de même préciser que le texte que je vais évoquer date de 1440 et visait un lectorat raffiné de grands aristocrates et d'intellectuels qui comprennaient les allusions à la mythologie antique et savaient apprécier le « langage de l’équivoque » qui utilise un travestissement verbal et vise à atténuer la verdeur de l’expression sans dissimuler le sens second réel. Donc pas de verdeur, encore moins d'obscénité, mais un voile transparent jeté sur la narration pour ne pas outrepasser les limites formelles de la décence et contrevenir à la bienséance. Il n'en reste pas moins que les choses sont dites et bien dites !
Alors pourquoi ce post qui en fin de compte n'a rien à voir avec la sexualité des garçons entre eux, et qui n'est pas même vraiment d'apparence salace ? La réponse tient dans le nom, le rang social et les fonctions de l'auteur, que je dévoilerai à la fin. Le nom d'un auteur d'une histoire érotique que personne ni autrefois ni aujourd'hui n'aurait pensé à citer...
Enea Silvio Piccolomini, de son vrai nom, né en 1405, fut un humaniste connu, un homme de lettres, un écrivain célèbre, l'auteur d'ouvrages poétiques et romanesques qui a laissé une oeuvre importante ( et tout à fait "sérieuse"). Parmi ses oeuvres, on peut trouver un roman surprenant, écrit dans sa jeunesse, un livre érotique, dont le titre est Historia de duobus amantibus (l'Histoire de deux amants). (Oui, ce grand intellectuel écrivait en latin!)
L’intrigue raconte la rencontre de Lucrèce, une jeune bourgeoise mariée de Sienne, et Euryale, un membre d'une délégation princière, de passage dans la ville. Ils tombent amoureux , s' enflamment et l’écrivain détaille dans des descriptions très claires et imagées la consommation de cette histoire charnelle d'un amour interdit. Pour le XVe siècle, l'écriture est assez osée. Jugez-en vous même :
"Lucrèce portait une robe légère qui moulait son corps et ne cachait rien de ses seins ou des hanches. Elle montrait son corps tel qu'il est : un sein blanc comme la neige, des yeux qui brillent au soleil, un visage animé, un sourire modeste sur les lèvres et des seins généreux avec des tétons gonflés comme des grenades qui palpitaient et révélaient le désir."
Quelques pages plus loin... Les amants pénétrent enfin dans la chambre. "Devisant ensemble, ils allérent dans sa chambre où ils passèrent une nuit comme le font deux amants, comme Paris qui emmena Hélène dans son grand navire[...] Il s'émerveilla en gardant les yeux sur sa bouche et ses joues et ses yeux. Lucrèce lui répondait:"Tu es mon Ganymède, mon Hippolite, mon Diomède". Et parfois, soulevant la couverture, il regardait les parties intimes qu'il n'avait jamais vues auparavent ."
Et Euryale d'ajouter « Qu’il y a-t-il de plus beau, de plus resplendissant que ce corps ? […] Ô noble poitrine, ô seins qui s’offrent à la caresse, est-ce vous que je touche, vous que je tiens, vous sur lesquels tombent mes mains ? Ô douces formes, ô corps parfumé, est-ce bien toi que je tiens ? »
" Ils s'étreignaient, se tenaient serrés et jamais il ne se sentirent la fatigue de l'amour mais comme Antée qui se relevait toujours plus fort, ils retrouvaient force et énergie dans leurs luttes amoureuses."
N'est-ce pas dit clairement malgré une certaine retenue dans l'expression?
Mais le matin venu, desespérés, ils durent se quitter :" Ô poitrine blanche, ô douce langue, ô yeux langoureux, ô bel esprit, ô corps de marbre empli de séve? Quand vais-je baiser encore ces lèvres rouge rubis? Quand sentirai-je à nouveau ta langue agile dans ma bouche ? Est-ce que je prendrai encore tes seins dans mes mains?"
Il est évident que ce texte a été écrit pour des lecteurs cultivés, capables de comprendre ( contrairement à nous), par exemple, les allusions salaces à Paris et Hélène (celle-ci est enlevée par son amant le prince Troyen Pâris) , les références à Ganymède (Zeus est amoureux de ce beau garçon), Hippolyte, Diomède et Antée - autant de références à la mythologie qui évoquaient aussi des images érotiques , voire pornographiques, chez les lecteurs anciens. Par contre le sens de certaines autres métaphores est à peine caché, comme par exemple l'image de la séve qui emplit le corps de Lucrèce.
Ce roman eut un énorme succès, publié d'abord sous la forme de manuscrit puis traduit dans plusieurs langues et imprimé plusieurs fois (plus de 40 éditions) .
Notre auteur, Enea Silvio Piccolomini, un Siennois, a connu deux vies: il fut d'abord un homme de lettres connu et réputé avec une oeuvre littéraire et historique abondante. Une oeuvre de haute tenue intellectuelle, d'une toute autre qualité que celle de notre histoire passablement grivoise, une oeuvre de jeunesse.
Parvenu à l'âde de 40 ans environ, il changea complèrement de voie, devint prêtre puis évêque (à Trieste) , puis franchissant toutes les étapes, il fut élu pape en 1458 et il prit le nom de Pie II. ( Durant son pontificat, disent les historiens, il s’est attaché à restaurer l’autorité morale du Saint-Siège et fut moralement un pape humble et fidèle, soucieux de ses devoirs.)
C'est ainsi que au milieu d'oeuvres de grande valeur, on trouve un roman assez osé et surprenant pour un futur pape... On a du mal à imaginer les termes 'érotisme' et 'pape' ensemble, et pourtant, c’est possible...
Illustration d'une édition italienne de 1470 de L'Histoire de deux amants
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